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«Sail Oh ! Zambézia pé rentré !» : Un survol de l’histoire maritime de Rodrigues

C’est avec une ferveur évidente, après plusieurs longues années d’attente, que le peuple rodriguais a eu le plaisir d’accueillir, le 3 mars 2024, le «MV Peros Banhos», destiné à assurer le ravitaillement de l’île pour les prochaines années . Au-delà de la satisfaction affichée quant à un service de ravitaillement plus régulier en produits essentiels, l’arrivée de ce navire cargo flambant neuf a ravivé chez les anciens, les manifestations de joie et d’effervescence qui caractérisaient jadis chaque arrivée du «Norvégien», du «Zambézia», du «Secunder» ou encore du «MV Mauritius», qui était toujours vécue comme un réel événement, voire une délivrance, dans l’île. Une joie d’autant plus légitime car, depuis sa «colonisation» par l’Homme, l’île a toujours évolué dans l’isolement, ne représentant qu’un havre de ravitaillement pour les bateaux de passage à court de viande (Rodrigues était jadis couverte de tortues) ou encore comme «le grenier de l’île Maurice», sans hériter de rien en retour. 

Textes: Noel Allas/Photos: Archives personnelles de Noel Allas

L’Histoire maritime de Rodrigues remonte à 1601, quand les premiers navires, le «Wachter» et le «Duyfken», composants d’une flotte sous le commandement de l’amiral hollandais Wolphart Harmansen, accostent à Rodrigues pour se ravitailler en eau et en vivres. Dans le livre de bord du «Wachter», Harmansen écrira, cependant, avoir découvert des signes arabes gravés sur des troncs d’arbres.

Premier accostage du MV Mauritius le 1er Novembre 1980.

Mais l’île, découverte en 1528 seulement, qui n’est pas encore occupée, finit par sombrer dans l’oubli. C’est l’exode forcé des huguenots français, dont François Leguat de La Fougère et ses amis arrivés le 30 avril 1691 sur «L’Hirondelle» suite à la promulgation du Traité de Fontainebleau. Cette nouvelle loi abrogeant l’Édit de Nantes et entraînant la persécution des pratiquants de la nouvelle «Église réformée» en France, va faire connaître Rodrigues au monde, avec la publication, en 1707, du livre «Voyages et Aventures aux Mascareignes» du même Leguat.

Paniers cochons.

Sa description de Rodrigues comme une île paradisiaque où «l’on peut faire 100 pas sur le dos des tortues sans mettre un pied à terre» allait provoquer une ruée vers l’île pour la capture des tortues. Et selon les chiffres officiels, en quelques années seulement, l’île Rodrigues sera dépouillée de près de 300 000 de ces testudinidés. Un chiffre qui vient démentir ce qu’avance Geoffrey Atkinson dans son ouvrage «Travels and Travel Liars», qualifiant les affirmations de Leguat de «mensonges d’un homme qui ne savait même pas lire» et qui – concernant la description de l’oiseau «Solitaire» faite par Leguat – «ne pouvait faire la différence entre un dindon et un Solitaire».

Débardeurs.

Les Européens ayant eu connaissance de l’existence de Rodrigues et de sa situation géographique, utiliseront l’île  comme point d’observation du Transit de Vénus en deux occasions : une première fois par l’équipe de l’abbé Alexandre Gui Pingré de l’Académie des Sciences de France, arrivée sur la corvette «La Mignonne» fin mai 1761 pour l’événement du 6 juin. Et, une expédition anglaise dirigée par Henry H. Slater, sur la corvette «Shearwater» le 14 septembre 1874, pour observer le Transit de Vénus du 9 décembre et explorer les caves de la région Ouest de l’île. Dans son édition du 28 novembre 1874, le journal anglais «Illustrated London News» fera écho de l’événement et l’île Rodrigues trouvera une petite place sur la cartographie mondiale. 

Des péniches mennt les débardeurs à bord pour récupérer les marchandises venues de Maurice.

En septembre 1725, le bateau «La Ressource», avec à son bord Julien Tafforet à la tête d’un groupe de Bourbonnais, dont un dénommé Mathurin Morlaix, allait marquer à jamais l’Histoire toponymique de Rodrigues. Ils avaient pour mission la colonisation de l’île et de renvoyer à Bourbon une cargaison de 400 tortues. Comme ils étaient condamnés à y rester neuf mois, leur bateau les y ayant abandonnés pour cause de mauvais temps, Morlaix établit son campement dans le ruisseau en face de l’anse utilisée comme point d’ancrage dans le Nord. Un an plus tard, Julien Tafforet publie le récit de son séjour dans l’île dans un document intitulé «Relation de Rodrigue», et établit un «Plan de l’Isle Rodrigue» où paraît la «Ravine à Mathurin», toponyme qui s’étendra à toute la baie qui devient donc Port Mathurin.

La jetée.

Comme Rodrigues se situe à l’écart de la route maritime des Indes, et qu’elle soit entourée d’un très large récif corallien constituant un parfait piège à bateaux, elle a été le théâtre de nombreux naufrages de navires qui  se sont aventurés pour le ravitaillement, les réparations ou la capture des tortues. On compte plus de 80 naufrages autour et dans les parages de Rodrigues à ce jour, dont les plus connus sont ceux du «Stanhope», du «Trio», du «City of Venice», du «Blenheim», du «Queen Victoria», pour ne citer que ceux-là. La disparition des tortues a eu pour conséquence l’isolement complet de l’île, les rares navires qui accostaient ne venant que pour effectuer des réparations. 

Distribution du courrier à la criée.

Le fait que les habitants de l’île ne pouvaient compter sur les autorités mauriciennes pour assurer leur approvisionnement en vivres, ils étaient condamnés à la pratique d’une culture agricole de survie  afin d’assurer leur autosuffisance alimentaire. Or, comme il arrive souvent, Maurice souffre de certaines pénuries, la petite population rodriguaise est encouragée à produire davantage afin de pouvoir soutenir Maurice dans les moments difficiles. Vers la fin du XIXe siècle, un service maritime «plus régulier» est envisagé en vue de recueillir la récolte de Rodrigues. Mais, hélas, s’il arrivait qu’un cyclone ait frappé l’île et détruit la récolte, le navire ne viendrait pas et le peuple n’aurait qu’à se suffire à lui-même. C’est ainsi qu’en 1879, alors que l’île vécue une sécheresse sans précédent et que la population de 1 422 habitants est menacée de famine que, William Vandorous, un Indien d’Amérique qui avait déserté le baleinier sur lequel il travaillait pour s’établir à Rodrigues, est forcé d’entreprendre le voyage vers Maurice à bord de la chaloupe «Victoria» pour chercher du secours.

Le MV Mauritius à quai.

Ce n’est qu’en 1904 qu’un navire, le «Secunder», est mis en service en vue d’assurer un service maritime régulier entre Maurice et Rodrigues. Il assure cette liaison jusqu’en 1934, sous les ordres du commandant C. W. Brebner. Au début des années 1930, Maurice ayant décrété la petite île Rodrigues comme son «grenier», le trafic des passagers et les échanges de marchandises inter-îles deviennent plus réguliers et des firmes mauriciennes, dont Taylor Smith Ltd et Rogers & Co., décident de lancer «The Colonial Steamship Company Ltd». La compagnie fait l’acquisition de deux navires, le «Zambezia» et le «Carabao», afin de soutenir et de consolider le service maritime inter-îles.

Le MV Mauritius.

Avec l’arrivée du «Zambezia» en 1934 pour desservir l’île sur une base mensuelle, toute l’île Rodrigues est en effervescence ; elle va dorénavant avoir «son» navire et l’approvisionnement de l’île, l’exportation de la récolte et des animaux se fera sur une base plus régulière. Mais surtout, on a désormais des journaux de Maurice – même avec des informations périmées – et on pourra s’informer sur ce qui se passe dans le monde, sans compter que le Rodriguais pourra voyager et se rendre à Maurice.

Dès l’apparition du navire à l’horizon, les montagnards en informent  d’autres en criant un joyeux «Sail Oh ! Zambézie pé rentré !» et chacun reprend le cri pour faire passer la nouvelle. Une foule importante descend au chef-lieu Port Mathurin pour admirer le nouveau navire mais surtout pour «écoute lettres», exercice de distribution du courrier et d’autres colis (comprenant fruits, légumes et vieux vêtements), qui se fait à la criée par le postier de service devant le petit bâtiment faisant office de bureau de poste. Les femmes, elles, reviendront plus tard pour admirer et acheter les tissus tendances fraîchement débarqués pour la confection de leurs nouvelles robes en prévision de la prochaine fête. Une attitude, voire un comportement, qui devient désormais folklorique.

Mais toute cette réjouissance sera de courte durée. La Seconde Guerre mondiale est là et va mener à une suppression de la liaison maritime avec Maurice, les autorités coloniales à Maurice craignant une invasion de Port-Louis, voire la destruction de l’échange téléphonique par câbles, installée à Pointe Vénus en 1901 par l’Eastern Telegraph Company pour relier l’Afrique du Sud à l’Australie. Le ravitaillement en denrées de base est donc interrompu et le rationnement de rigueur. Le troc entre les gens de la côte (pêcheurs) et les agriculteurs des hauts prend de l’ampleur mais lutter pour sa survie est un combat difficile, aucun navire n’accostera sur l’île durant plus d’une année. Exception faite de «La Perle I», bateau de pêche appartenant à la Raphaël Fishing Company Ltd, qui assure le ravitaillement de la garnison mauricienne postée à Rodrigues pour assurer la défense de l’échange «Cable & Wireless» contre une éventuelle attaque.

Le 20 août 1955, le «MV Mauritius», nouveau navire de la Colonial Steamship Co. Ltd, construit par la compagnie Jos. L. Meyer en Allemagne, et d’une capacité plus importante, arrive à Rodrigues sous les ordres des commandants Cyril Nicolin et Marius d’Hotman. Comme tous les autres navires, il jette l’ancre en haute mer à plus d’un kilomètre du quai, en face de l’Anse aux Anglais, le chenal pour accoster ne répondant pas à la profondeur requise pour son tirant d’eau. Ce n’est que 25 ans plus tard, le 1er novembre 1980, alors que le certificat de navigabilité du bateau arrive à terme, qu’il pourra accoster à quai à Port Mathurin, sous le commandement de Cyril Nicolin qui a désormais développé un grand attachement pour Rodrigues.

Pour le remplacement du «MV Mauritius», Rogers and Co. Ltd a fait l’acquisition d’un navire-roulier pouvant accommoder passagers et cargo. Or, le 17 avril 1980, avant même son voyage inaugural sur le trajet Maurice-Rodrigues, le «Mauritius II» disparaît par 600 mètres de fond à 50 km de Durban, alors qu’il transporte une cargaison de 1 900 tonnes d’acier et de fer de construction pour le compte de la firme sud-africaine UNICORN. Malgré l’expiration de son certificat de navigabilité, le «MV Mauritius» doit donc reprendre du service, soutenu par la «Sirène», le «Nazareth», le «Maggie» ou le «Rodriguez», agissant surtout comme ce qui est défini localement comme «Bateau pétrole», c’est-à-dire le transport des carburants. 

L’absence d’un navire capable d’assurer le ravitaillement régulier de Rodrigues a été sévèrement ressentie par la population jusqu’à l’arrivée du «MV Mauritius Pride» en août 1990 ; pénuries de produits de première nécessité, incapacité pour les malades d’aller se faire soigner à Maurice… Or, l’arrivée du bateau a été un grand soulagement mais le manque de prévoyance des autorités mauriciennes – en ne prenant pas assez au sérieux le fait rodriguais – a fait qu’aux termes de sa durée de service, en 2014, aucune provision n’avait été faite pour son remplacement. Et les souffrances des Rodriguais refont surface, en s’amplifiant…

En mai 2001, le «Mauritius Trochetia» est mis en service pour assurer la desserte mais il ne pouvait satisfaire tous les besoins de la population. Il faut au moins deux navires pour assurer le service inter-îles sur une base régulière. La Mauritius Shipping Corporation Ltd, fondée en 1986 pour assurer ce service, fait appel à des firmes internationales pour des navires en location. C’est ainsi que le «MV Anna», navire cargo battant pavillon d’Antigua & Barbade, le «Black Rhino» et le «MSM Douro», tous deux battant pavillon chypriote, sont, tour à tour, mis en service pour l’approvisionnement de Rodrigues en soutien au «Mauritius Trochetia», en attendant l’arrivée du «Peros Banhos».

Alors que les Rodriguais se réjouissaient encore de la mise en service du «Peros Banhos», voilà que le pays doit trouver un autre bateau en remplacement du «Mauritius Trochetia» dont le certificat de navigabilité arrive à terme en 2026, la durée de vie d’un navire à passager ne devant pas dépasser les 25 ans.

L’Histoire maritime de Rodrigues n’aura été, à ce jour, qu’une malheureuse histoire d’attentes et d’éternels recommencements.

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