La «Route de l’Autonomie», principale axe routier qui traverse l’île Rodrigues et qui relie la «ville» portuaire de Port Mathurin à l’aéroport de Plaine Corail, en passant par Mont Lubin (au centre), est, à ce jour, le plus grand projet routier jamais réalisé dans l’île depuis l’accession de Maurice à l’Indépendance en 1968. Elle a ainsi été nommée pour rappeler le long combat initié depuis 1917 mais intensifié à partir de 1976 par le peuple rodriguais – posant ouvertement la question de son traitement et par conséquent de son statut dans l’État mauricien et réclamant la reconnaissance de ses spécificités et son identité culturelle propres, et une décentralisation des pouvoirs lui permettant d’accéder, chez lui, à la gestion de ses propres affaires – et qui a à l’autonomie de l’île un certain 30 novembre 2001. Au-delà du visuel et de toute la fierté exprimée par les Rodriguais avec l’exécution du projet, l’Histoire de cette route recèle l’une des pages les plus riches de l’Histoire politique de l’île. Et du coup, une meilleure compréhension des réalités, trop longtemps «tabouisées», dans les relations entre la petite île Rodrigues et la métropole mauricienne.
Textes: Noel Allas/Photos: Archives de Noel Allas
Suite aux législatives du 20 novembre 1995, l’alliance entre le Parti Travailliste et le Mouvement Militant Mauricien (MMM), conduite par Navin Ramgoolam, remporte la totalité des 60 sièges à l’Assemblée nationale mauricienne. Alors que depuis juin 1982, il était établi que l’île Rodrigues soit représentée au Conseil des ministres par un élu de l’île sous n’importe quel gouvernement, Ramgoolam en décide autrement et, se considérant diminué, méprisé et humilié par cette non-reconnaissance de ses spécificités propres, le peuple rodriguais descend régulièrement dans la rue durant plusieurs mois pour exprimer sa colère et son indignation face à cet «oubli» par Maurice. Sous cette pression populaire continue, Ramgoolam cède et nomme un élu rodriguais, Benoît Jolicoeur, comme «Junior Minister» et plus tard, toujours sous la pression des Rodriguais, comme ministre de Rodrigues. C’est donc Benoît Jolicoeur qui a su convaincre le ministre des Finances d’alors, Vasant Bunwaree, de la nécessité d’insuffler un nouveau dynamisme au niveau du développement des infrastructures à Rodrigues.
La démarche de Benoît Jolicoeur faisait écho à la voix des élus rodriguais et des forces vives locales qui, lors des différents exercices de consultation budgétaire durant les années 90, évoquent avec force la nécessité de refaire cette route principale et d’initier d’autres projets d’envergure pour l’île. Or, chaque fois, les différents ministres des Finances évoquent le coût trop élevé du projet. Lors de la présentation du Budget 1998, le gouvernement donne donc enfin son aval au projet de la route reliant Port Mathurin à Plaine Corail, et d’un collège à Mont Lubin. Mais étant donné l’urgence d’une situation engendrée par deux ans de retard pour cause d’incompréhension de la cause rodriguaise par Maurice, le collège de Mont Lubin a dû être construit sans aucune étude préalable et selon des plans conçus pour Maurice et pas nécessairement adaptés aux réalités et aspirations rodriguaises.
Il était convenu et accepté que, sur toute sa longueur, la route soit construite selon les mêmes normes en vigueur à Maurice, comprenant une couche de forme, une couche d’assise, et une couche de surface. Pour la première fois dans l’île, une route allait être dotée de drains appropriés, trottoirs, réverbères à intervalles réguliers, et d’un corps de chaussée fait de matériaux assurant sa protection contre des infiltrations d’eau. Mais vu le coût du projet, considéré trop élevé pour Rodrigues, une combine est trouvée pour que son exécution soit entreprise par phases.
L’exécution du projet a aussi marqué une nouvelle page dans l’évolution au niveau des techniques et des matériaux utilisés dans la construction des routes dans l’île, offrant à Rodrigues les mêmes facilités que les grands axes routiers de Maurice à l’époque. Mais le problème qui se posait était que jusque-là, Rodrigues utilisait le bitume traditionnel pour l’asphaltage des routes, et il fallait installer une usine pour la production de l’enrobé dans l’île, afin de répondre aux exigences de ce nouveau projet et des projets futurs.
Les travaux de la Phase I, le tronçon reliant Plaine Corail à Grand Lafouche-Corail, débutent au cours de l’année financière 1998-99, et tous les critères sont respectés. Or, les nouvelles élections législatives surviennent en 2000, et c’est un nouveau gouvernement, avec sir Anerood Jugnauth comme Premier ministre, qui prend les commandes des affaires à Maurice, et le ministère de Rodrigues est confié au Mauricien Georges Pierre Lesjongard. La première décision de ce gouvernement MSM-MMM est que le projet de construction de la route reliant Port Mathurin à Plaine Corail est trop onéreux et que le standard est trop élevé pour Rodrigues. Afin de pouvoir soutenir financièrement le projet et en limiter les coûts, décision est prise de réduire l’éclairage, les trottoirs et les drains sur les 15 kilomètres entre Grand La Fouche-Corail et Port Mathurin, et les limiter aux villages de Petit Gabriel et Mont Lubin, deux agglomérations à forte concentration de population.
L’implémentation de ce grand projet routier augurait un nouvel espoir pour résorber le chômage, en offrant un emploi digne à tous ces jeunes Rodriguais qui, ayant perdu tout espoir de trouver du travail dans leur île natale, n’ont d’autre choix que de s’exiler vers Maurice à la recherche de l’El Dorado mais qui, pour cause d’incapacité de s’intégrer dans leur nouvel environnement social, se retrouvent très vite déçus et démunis pour assurer leur survie. Désormais vulnérables, sans ressources, sans aucun soutien et incapables d’encourir les frais d’un billet pour un retour au pays natal, ils sont engloutis dans la spirale du vice et de l’économie criminelle, se retrouvant vite empilés dans des ghettos dans les périphéries des villes où ils vivent dans les conditions les plus déplorables, à la merci des barons des réseaux de prostitution ou de drogue.
Même si les gros travaux étaient pratiquement terminés en 2002, cette route, longue de 17 kilomètres et construite au coût de Rs 265 millions, a été inaugurée le 18 janvier 2004 par Paul Raymond Bérenger, alors Premier ministre pour une période de deux ans suite à un arrangement à l’israélienne avec sir Anerood Jugnauth en prévision des élections législatives de 2000. Elle représente un symbole de rupture avec les anciennes pratiques où les travaux se faisaient avec amateurisme et dans l’ignorance des techniques modernes, telle qu’était jusque-là la pratique depuis les années 60. Avec le regard du peuple rodriguais résolument tourné vers l’avenir suite à son accession à son nouveau statut autonome le 20 novembre 2001, et l’institution de l’Assemblée Régionale de Rodrigues le 12 octobre 2002, c’est guidé par une fierté évidente que le gouvernement régional, dirigé par Louis Serge Clair, décida de donner l’appellation «Route de l’Autonomie» à cette nouvelle infrastructure qui attire le regard de tout arrivant étranger dès sa descente d’avion à l’aéroport de Plaine Corail.
Benoît Jolicoeur, initiateur du projet, a de quoi en être fier et il le dit.
«C’était un projet qui me tenait beaucoup à cœur. C’était une étape importante vers la modernisation de l’île. Effectivement, avec l’implantation de l’usine pour produire de l’enrobé, on a amélioré et modernisé les autres routes. Aujourd’hui, c’est la norme pour l’asphaltage de routes. Ce qui permet de faciliter la vie des automobilistes et de la population en général. Il y avait du chômage à Rodrigues, ce projet a créé des emplois pour les jeunes, freinant ainsi l’exode vers Maurice. Il représentait un gros projet pour Rodrigues ainsi que l’agrandissement de l’aéroport. Une route moderne partant de l’aéroport contribue à donner une première image positive du pays aux touristes dès leur arrivée. Je suis heureux que nos dirigeants aient donné le nom ‘‘Route de l’Autonomie’’ à cet axe principal de l’île. Ce qui signifie qu’elle symbolise le progrès et la marche en avant pour Rodrigues.»
Et c’est là une fierté partagée par toute la population rodriguaise, la réalisation de cette nouvelle route étant considérée comme le symbole de sa persévérance dans le combat pour son émancipation. Malgré le fait de vivre dans l’isolement et loin de tout, en plein milieu de l’océan Indien, le peuple rodriguais peut croire en ses rêves de mettre un pied dans la modernité. Mais surtout mettre un trait sur un passé douloureux où les éleveurs devaient transporter leurs porcs à dos d’homme pour aller les vendre à l’arrivée du bateau, où les malades et autres invités de marque étaient déplacés en «Fitakon» ou en palanquin, et où seuls les plus fortunés pouvaient s’offrir le luxe de transporter leurs marchandises à dos d’âne, seul moyen de transport disponible dans l’île avant l’arrivée du transport motorisé.
Avec la construction des routes modernes, s’efface aussi de la mémoire de nos aînés l’image de ces femmes et enfants qui, jadis, ont dû transporter, sur la tête, sous un soleil de plomb, dans des sentiers en terre battue et en chantant des cantiques, des lourds sacs de sable sur des kilomètres entre Port Sud-Est et Saint Gabriel pour la construction de la cathédrale, alors que les hommes, eux, devaient porter les 46,000 blocs de corail nécessaires pour le projet.
L’Histoire de la «Route de l’Autonomie» constitue aussi ce repère qui fait office de trait d’union reliant le peuple rodriguais à son passé et qui l’aide à avancer avec un pied ancré dans les réalités de son passé et le regard résolument tourné vers l’avenir.