Se laisser engouffrer dans les vagues d’un modernisme inconsidéré et irréfléchi peut entraîner des conséquences irréversibles très graves sur le tissu social, surtout chez les peuples évoluant dans des conditions d’insularité géographique, ces conditions pouvant entraîner une « insularisation » psychologique faisant barrière à toute capacité de discerner et cerner les vrais enjeux et les menaces sur l’identité et les valeurs culturelles. À Rodrigues, l’arrivée récente des nouvelles technologies dans une société évoluant jusque-là dans l’isolement a eu pour effet de générer une « génération des écrans » pour qui l’émerveillement face à ces nouveaux outils intelligents a sévèrement flouté les frontières entre la nécessité de s’ouvrir vers la virtualité intelligente et le besoin de préservation identitaire. Et c’est le patrimoine et les traditions qui en pâtissent, se voyant relégués à la mémoire de l’Histoire. Parmi, le « fer lane » (faire l’année) rodriguais, jadis les plus grands moments de réjouissances familiales, de réconciliation et de partage, s’est désormais vu réduit à une banale rencontre entre proches et amis sur les plages. Et c’est l’âme même de ce peuple, jusqu’ici réputé pour son sens du partage, de solidarité, et de convivialité, qui se voit consumer par une technologie qui asservit l’Homme alors que sa mission est de lui servir.
Textes: Noel Allas/Photos: Remerciement à Ile Rodrigues Photography
Le Nouvel An était jadis l’occasion de rendre hommage aux aînés, de se réconcilier avec ceux avec qui on aurait pu rompre les relations pour des raisons de conflits, faire un bilan de l’année écoulée et adopter des résolutions fermes pour la nouvelle année. Très tôt dans l’année, un porcelet de bonne race (koson banane) est choisi et est spécialement nourri pour s’assurer que l’indispensable rôti de porc au poivre et à l’ail soit servi aux convives.
À l’approche des festivités, les femmes s’adonnent aux premières préparations, dont le grand nettoyage et l’achat de vêtements neufs (linz lane) pour toute la famille. Vient ensuite la préparation de l’incontournable compote de fruits (composée d’ananas, de papaye, de mangue et de pêche), mais aussi de la fameuse « vindaye » de poisson, composée de cubes de chair de carangue frits et confits dans de l’huile, du vinaigre, des oignons, de l’ail, du gingembre et de la moutarde à l’ancienne.
Le 31 décembre, les membres masculins de la famille ont pour mission principale l’abattage du porc, dont une partie est réservée pour le rôti alors que le reste est placé dans de la saumure dans une potiche et réservé pour être consommé ultérieurement. Toute la partie grasse part dans la préparation des grattons qui confiront dans la graisse pour accompagner légumes et grains secs pour les éventuels jours de vaches maigres. Le sang et les intestins du porc sont récupérés pour la préparation du boudin pour le plus grand plaisir des enfants, alors que, désossée, la viande de tête servira pour la préparation du « plo » (pilau).
Pour fêter le Nouvel An, le programme des visites est programmé comme du papier à musique. Le 1er janvier, c’est le patriarche – du côté paternel – qui reçoit tous ses enfants et petits-enfants pour le déjeuner. Le soir, la famille doit rendre visite aux parents maternels pour le dîner. Ensuite, les visites se font par ordre de naissance chez les frères et sœurs jusqu’au 8 janvier, jour du « Lerwa bwar », clôturant les festivités officielles. Cependant, ceux qui n’ont pas encore reçu leurs proches peuvent encore le faire les après-midis ou les week-ends jusqu’au début du Carême chrétien ou, à défaut, pour la Pâques.
À leur arrivée, les visiteurs doivent obligatoirement souhaiter la bonne année à leurs hôtes en les embrassant et en prononçant la traditionnelle « Bonn’rez’anen ! » (Bonne et heureuse année), alors que l’hôte répond par un « swet pareman ! » (Je vous souhaite pareillement).
Les discours des aînés lors des rencontres familiales sont axés sur la paix et l’unité dans la famille et l’importance de vivre dans « l’accorité », terme local désignant « le vivre-ensemble paisible dans l’entraide, la solidarité, le respect et la tolérance ». Il est enseigné aux plus jeunes que le repas et les boissons n’ont pas grande importance, car c’est cette unité familiale qui doit primer sur toute autre considération.
Jadis, sitôt le repas terminé, un verre de « laliker » – un sirop préparé à base de sucre et de fruits rouges – est servi aux enfants ainsi qu’une tartine à la compote de fruits et des amuse-bouches. Avant que des boissons alcoolisées ne soient servies aux adultes, les enfants sont priés d’aller jouer afin d’éviter qu’ils soient tentés par l’alcool.
La fête dure normalement toute la journée et se termine généralement par des chansons « banane » et des chansons à boire, dont la plus célèbre est la suivante :
« Sa lane-la, sa banane do
Banane ti bizin touletan koumsa mem
Sa lane-la, sa banane do
Banane ti bizin touletan koumsa mem
Sa misie, sa madam la
So lizie dore fer mwan gidi-gidi
Sa misie, sa madam la
So lizie dore fer mwan gidi-gidi
Donn mwan bwar, Donn mwan bwar
Donn mwan bwar pou mo kanen
Azordi, banane, banane, bonn’rez’anen ! »
La clameur de la fête peut souvent attirer des personnes étrangères à la famille, mais elles sont reçues avec beaucoup de joie et de convivialité à y participer. Car selon les traditions rodriguaises, on ne refuse jamais à manger ou à boire à quiconque, surtout à quelqu’un qui fait montre de respect envers vous en vous rendant visite pour le Nouvel An.
Le « Lerwa bwar » rodriguais s’inspire des pratiques religieuses héritées de la culture française. Alors que depuis le début du 19ème siècle, l’Épiphanie – visite des trois Rois Mages au Messie – est observée le deuxième dimanche après Noël en France, la colonisation française a légué à la petite île Rodrigues cette pratique du catholicisme. Or, comme il peut arriver que ce deuxième dimanche tombe un 2 ou 3 janvier, il est difficile pour les Rodriguais avec des familles nombreuses de célébrer le Nouvel An en deux ou trois jours.
L’Épiphanie, considérée comme la « Fête des Rois », est donc renvoyée au 8 janvier. À cet occasion, toute la famille revient chez le patriarche pour terminer les « bouteilles » entamées le 1er janvier et qui n’aient pu être vidées complètement. Chacun apporte, comme contribution, ce qui n’a pu être consommé chez lui, pour fêter les Rois par le premier bal de l’année, connu comme « Bal Lerwa ». La galette du roi de France est remplacée par un gâteau rodriguais dans lequel est cachée une graine de haricot. Durant le service, celui qui tombera sur cette graine est tenu á « rann lerwa », c’est-à-dire d’organiser chez lui le prochain bal. Et ce jeu durera toute l’année avec une interruption durant la période du carême pascal.
Le Nouvel An étant un moment de joie, de réjouissances, de respect, de partage et de gratitude, on n’invite pas. On s’invite et on reçoit. Saut que pour chacun, rendre visite à ses aînés le premier jour de l’an constitue une des plus grandes obligations auxquelles il ne faut jamais manquer. Et si l’on y manque, la chaîne est brisée et cette absence pourrait être considérée comme un mépris par les autres membres de la famille. Et on vous rendra la monnaie de votre pièce et pour le prochain nouvel an, on ne viendra sûrement pas vous souhaiter une « Bonn’rez’anen ».