«Si montagne ti conne causé, li ti pou raconté !» C’est là un dicton créole qui sied parfaitement à cette petite bourgade coincée entre Crève-Cœur, Baie-Lascars et Port-Mathurin, et qui se veut un témoin privilégié du parcours historique et des réminiscences de la petite île Rodrigues. Malheureusement, malgré toute la richesse de son patrimoine historique, Rodrigues compte parmi ces rares sociétés post-esclavagistes dont l’Histoire n’est pas enseignée aux plus jeunes. Ce qui laisse, du coup, le petit peuple en position de vulnérabilité face au contresens que peut souvent contenir une transmission orale sans vrais repères de vérification fiables. Et cette ignorance de l’Histoire laisse déjà entrevoir, chez la jeune génération, les signes visibles et évidentes de ce malaise identitaire (rejet et mépris des coutumes, et valeurs traditionnelles et ségrégation de la langue maternelle, éléments tristement associés par ignorance à «bannes dimounes longtemps»). Ce phénomène est souvent constaté chez les peuples autochtones évoluant sous tutelle d’une métropole ne partageant pas leurs affinités culturelles et qui les soumet à l’assujettissement et l’acculturation. Surtout dans les sociétés insulaires où la culture populaire éprouve de plus en plus de peine à s’identifier et à résister aux dangereuses vicissitudes de la globalisation, et s’engouffrent inexorablement dans la spirale de l’auto-aliénation et la colonisation culturelle et des savoirs.
Textes: Noel Allas/Photos: Nathaniel Sainte-Marie et DR
Pointe-Canon doit son toponyme à des canons installés par le pouvoir colonial britannique en 1941 (durant la Seconde Guerre mondiale) pour assurer la défense du «Cable and Wireless», un relais par câbles sous-marins installé en 1911 pour assurer la communication entre l’Afrique du Sud et l’Australie, en passant par les îles Cocos (Keeling). Un premier canon, pouvant tirer des obus de six pouces de diamètre, avec une portée de 11 200 mètres, arrive dans l’île pour être installé à la fortification souterraine construite au sommet de la colline, le 21 décembre 1940. Et, des troupes sont mises en garnison pour protéger la station du câble contre une éventuelle attaque. Le canon n’a jamais vraiment servi, sauf pour quelques exercices de tir vers l’île aux Fous.
En 1943, un autre canon anti-sous-marin de 55 mm est installé à Pointe-Batterie, alors que 215 soldats rodriguais – les «territoriaux» – sont invités à faire partie des forces de stationnement de la «Royal Artillery», sous le commandement du capitaine Alfred North-Coombes. L’initiative est prise suite aux craintes grandissantes des autorités britanniques qu’après l’attaque de Pearl Harbour par les forces aéronavales japonaises, le 7 décembre 1941, cette force ennemie ne vienne s’attaquer au Relais de Pointe-Vénus et paralyser ainsi les moyens de communication des forces alliées.
Le campement des territoriaux, alors installé dans la Ravine à Mathurin – aujourd’hui Baie-Lascars –, au pied de Pointe-Canon, sera transformé en école primaire à partir de janvier 1951, sous la direction de Joseph Augustin Bazile Allas, le tout premier fils du sol à se voir confier une si haute responsabilité, et dont l’école porte le nom depuis 2013.
À la fin de la guerre, le premier canon fut démantelé et la culasse retournée à Maurice. Les autres pièces étaient laissées dans la nature jusqu’en 1992 où Raj Dayal, responsable de la «Special Mobile Force» de Maurice, veut l’embarquer pour Maurice, mais face à l’opposition féroce de Louis Serge Clair, alors ministre de Rodrigues, le canon est réinstallé sur place en guise de mémoire.
À proximité du canon, le poste de garde, une structure souterraine construite en pierre, servait d’abri et de point de guet aux soldats, car de là, on pouvait scruter l’horizon et détecter tout navire ennemi en approche, sans être repéré. Longtemps abandonnée, cette fortification a récemment connu un coup de neuf et un monument du soldat inconnu a été érigé non loin, en mémoire des soldats rodriguais tombés sur le front dans leur devoir de défendre la couronne de Sa Majesté durant les guerres 1914-1918 et 1939-1945.
Le canon anti-sous-marin, lui, fait, depuis quelques années, office d’objet décoratif dans la cour d’un ancien cadre de la Barclays Bank, à environ 200 mètres en amont. Un autre est installé devant La Résidence, logement officiel des administrateurs, devenu depuis l’avènement de l’autonomie, le 12 octobre 2002, le siège du Conseil exécutif de l’Assemblée régionale.
Le lieu renferme une page importante de l’Histoire de la guerre des religions en France, surtout suite à la révocation de l’Édit de Nantes de 1598, une loi introduite par Henri IV, tolérant, en dehors des grandes villes, la pratique de la nouvelle «église réformée» venue d’outre-manche, et la promulgation de l’Édit de Fontainebleau par Louis XIV en 1685. La nouvelle loi rendait ainsi illégale la pratique du protestantisme dans tout le royaume français, et entraînait la confiscation des biens et l’emprisonnement pure et simple des disciples de Calvin. Cette persécution, qui a entraîné l’exil de plus de 300 000 adeptes de la nouvelle église réformée vers d’autres pays européens, a été à l’origine de l’expédition vers Rodrigues d’un groupe d’huguenots (c’est ainsi qu’on appelait les protestants français à l’époque) sur une initiative de Henri Duquesne, à bord du navire «Hirondelle», sous le commandement de François Leguat, fils du Seigneur de La Fougère.
Arrivés sur l’île le 30 avril 1691, les «Huit Rois de Rodrigues» y séjournèrent jusqu’au 21 mai 1693. C’est dans la vallée en contrebas de Pointe-Canon qu’ils créèrent leur «village» et s’adonnèrent à la culture de divers légumes, épices et autres tubercules, tout en se gavant de la bonne chair du solitaire, cuisinée à la graisse de tortue. En ces lieux, longtemps connus sous le toponyme «Enfoncement de François Leguat», un monument a été érigé par devoir d’anamnèse. C’est le même François Leguat qui fit connaître Rodrigues au monde, suite à la publication, en 1707 et en plusieurs langues, de son livre «Voyage et Aventures aux Mascareignes».
Le front de mer en face de Pointe-Canon abrite le tombeau d’Isaac Boyer, un des «Huit Rois de Rodrigues», décédé dans l’île le 8 mai 1693 des suites de ses blessures, quand la pirogue, de construction artisanale, s’est écrasée sur les récifs lors d’une première tentative, le 19 avril, de quitter l’île pour essayer de gagner Maurice.
Au pied de Pointe-Canon, juxtaposée à l’antenne locale de l’Alliance Française, une stèle érigée à la mémoire du chanoine et mathématicien Alexandre Guy Pingré et son camarade de mission botaniste Denis Thuillier, renvoie à l’observation du Transit de Vénus, observé en ces lieux même par les deux hommes le 6 juin 1761 pour le compte de l’Académie Royale des Sciences.
Pointe-Canon fait aussi office de lieu de pèlerinage pour les catholiques qui représentent plus de 85% de la population rodriguaise. Car c’est là qu’est située la grande statue de «Marie, Reine de Rodrigues», un monument de 2 mètres de haut, érigée en 1954 par le prêtre spiritain Ronald Gandy sur une idée de son prédécesseur Charles Streicher (celui-là même qui avait fait ériger la statue «Marie, Reine de la Paix» à Port Louis, île Maurice) pour veiller sur Port-Mathurin.
Inaugurée le 1 er mai 1954, la statue a accueilli, durant plus de 40 ans, les pèlerins pour la célébration de la fête du Travail, chaque 1er mai. Or, depuis que l’Église rodriguaise n’organise plus de pèlerinage pour cette fête, c’est pour l’Assomption de la Vierge Marie, le 15 août, que les fidèles y sont conviés afin de prier et honorer la sainte mère du Christ.
À quelques mètres derrière la Vierge Marie, s’élève la station météorologique construite en 1902 afin de faciliter l’observation des caprices de Dame Nature qui, à travers les années, a infligé bien des souffrances au peuple rodriguais par les rafales ravageuses des cyclones dévastateurs qui ont marqué l’Histoire de la petite île, dont le plus mémorable reste le cyclone «Monique» qui a complètement dévasté l’île du 28 au 30 avril 1968, avec des rafales records de 278 km/h, s’avérant être le tout premier cyclone de cette puissance suivi par image satellite dans le bassin Sud-ouest de l’océan indien.
Longtemps considérée comme l’extrémité Nord du village de Crève-Cœur, la petite bourgade, qui ne compte que quelques dizaines de familles, a, à coups de revendications, forcé la main du «Rodrigues Council of Social Service» et des autorités administratives locales à lui accorder un centre communautaire afin que les habitants puissent organiser la vie de la petite communauté selon leurs aspirations propres.
Depuis une décennie, un bâtiment faisant partie des fortifications leur a été alloué pour abriter les réunions du Comité de Village, des associations de jeunes, du Mouvement des Enfants et du club de troisième âge, ou encore des activités culturelles et de loisirs.
Mais aussi petit soit un village, sa population peut souvent caresser l’ambition de se hisser au-devant de la scène, sous le feu des projecteurs. Ainsi, en 2018, une enfant des lieux fait inscrire son nom et celui de son village, Pointe-Canon, en lettres d’or dans les plus belles pages de l’Histoire de son île.
La jeune enseignante Anne Murielle Ravina, élue Miss Rodrigues 2017, décroche le titre de Miss Mauritius et se classe dans le Top 12 des finalistes de Miss World 2018 en Chine, faisant ainsi toute la fierté de son île Rodrigues natale, mais aussi de toute la République de Maurice.
Et avec toutes ces réminiscences historiques que recèle Pointe-Canon, le lieu est désormais un patrimoine qui attire touristes, étudiants et chercheurs, pour le plus grand plaisir de ses habitants.