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L’histoire de l’esclavage à l’île Rodrigues : l’île qui a su apprivoiser la face obscure de l’Humanité

L’esclavage colonial constitue une des pages les plus sombres et les plus honteuses de l’humanité. L’Homme n’est plus Homme quand il arrive à diminuer, enchoser, écraser et trainer au plus bas niveau son semblable. Toute cette honte et cette cruauté sont clairement démontrées dans la fameuse « Lettre de Willy Lynch », un document qui a trainé, non pas le colonisé, mais le colonisateur, dans l’ensauvagement. Or, il y a eu des hommes, tel un certain Philibert Marragon, qui ont su mettre leur humanisme au service de ceux à qui les dits-civilisés niaient une dignité. Et son histoire se passe à Rodrigues, petite île perdue dans l’Océan Indien et qui, pour le monde, ne comptait absolument pas. Fort heureusement pour ce petit peuple…

Par Noel Allas/Photos: DR

Pour aborder la question d’esclavage à Rodrigues, il serait hasardeux d’associer l’Histoire de l’esclavage dans l’île à celle de Maurice, et nous considérons que beaucoup ont commis l’erreur de le faire dans le passé. C’est ainsi que nous avons souvent entendu des personnes venir nous dire que « vu que Rodrigues fait partie de Maurice, l’Histoire des deux îles doit obligatoirement être la même », tout en sachant que ne n’est pas nécessairement vrai.

Concernant l’esclavage à Rodrigues, les historiens et chercheurs ont des approches différentes sur la question, et même les plus réticents conviennent que si l’esclavage a bet et bien existé à Rodrigues, c’est sous une forme plus « douce » qu’elle l’a été à Maurice, alors que d’autres avancent que s’il y a eu effectivement des entrées d’esclaves dans l’île alors que Sir Robert Farquhar était gouverneur de Maurice, les formes de maltraitances cruelles qui ont caractérisé l’esclavage dans les autres Mascareignes n’ont jamais existé dans l’île.

La première tentative de coloniser Rodrigues – amorcée en 1691 – ayant échoué avec le départ du groupe de François Leguat en 1693, ce n’est qu’en 1725 que le conseil Supérieur de Bourbon décide d’y envoyer un groupe d’esclaves sous la direction de Julien Tafforet. Mais le projet tombe à l’eau quand, pour cause d’un coup de vent sévère, le bateau repart pour Bourbon avec sa cargaison d’esclaves (15 au total) laissant Tafforet et un groupe restreint dans l’ile. Ce n’est qu’avec le projet de ramassage de tortues, en 1736, que les premiers esclaves appartenant à la Compagnie les Indes Orientales sont envoyés dans l’ile. Mais ils sont relayés régulièrement. Ceux-ci sont généralement décrits comme « des lascars et des Noirs venant de l’Inde, de Madagascar ou de Guinée ».

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Un recensement des « employés, matelots, lascars, malabars, libres et esclaves attachés au service du Roy à Rodrigues pour la période du 1er août 1767 au 30 avril 1769 révèle que l’île comptait, à cette époque, 24 habitants dont l’administrateur Yves Mathurin Julienne, un certain Pourchasse, un officier marinier, Mallay (un vareur), un créole (Antoine), 2 lascars (Gamar et Goulamy), 11 matelots malabars ( Moutou, Bernard, Charles, Abozard, Antoine, Sultane, Fadjou, Nizam, Malady et Dinan), et 7 esclaves (Pedre Valence, Salinine, Malique, Moulany, Maranga, Joseph et Pirarn). L’île comptait déjà 5 Noirs avant l’arrivée d’Yves Mathurin Julienne, à savoir Manganea (noir mozambique, matelot), Salmène Petit Jé, charpentier), Malique (noir Guinée, calfat), La Mine Sec (calfat) et Joseph (noir Guinée, forgeron). (Sources : Alfred Northcoombes – « Histoire des tortues de terre de Rodrigues et le mouvement maritime de l’île de 1601 à 1808 » – 1986 – p.67).

Un fait qui peut surprendre est que malgré que l’esclave soit défini dans le Code Noir comme « une chose qui peut être achetée ou vendue, voire un immeuble qui peut être vendu avec le terrain que quelqu’un achèterait » et ne pouvant, de ce fait même rien posséder », tous les composants de cette petite population de 24 personnes étaient rémunérés pour leur travail : 100 piastres par mois pour l’administrateur, 50 pour l’officier marinier, 25 pour les matelots malabars, 18 pour les « libres » et 5 pour les esclaves. Ces hommes n’ont donc s’esclave que leur statut tel qu’il est défini dans les  » lettres de patentes en forme d’édit concernant les esclaves nègres des Isles de France et de Bourbon « , un texte de 54 articles enregistré au Conseil supérieur de Bourbon le 18 septembre 1724, fixant le cadre juridique du système esclavagiste dans ces colonies.

Avec une diminution significative des ressources de l’île, le nombre d’esclave pour l’exploitation a aussi considérablement diminué. Ainsi, à l’arrivée de Jean Stoffeld de Valgny comme administrateur en juillet 1786, celui-ci ne se retrouva qu’avec trois esclaves, dont deux hommes et une femme. L’un des hommes mourut et, en avril 1789, Stoffeld mourut aussi, laissant seuls l’homme et la femme sur une île qui allait être abandonnée jusqu’à l’arrivée des premiers vrais colons en 1792, soit quelques mois après la révolution sanglante dirigée par Toussaint Louverture à Saint Domaingue (aujourd’hui Haïti) et qui allait déboucher sur l’indépendance de l’île le 1er janvier 1804. 

Les atrocités de cette révolution ont forcé la fuite des abolitionnistes et des marginaux de la plantocratie vers des cieux plus paisibles, car il y avait une crainte que cette révolution puisse gagner les autres colonies françaises. C’est ainsi que ceux de Bourbon décidèrent de migrer vers Rodrigues avec leurs esclaves pour s’y installer, du moins jusqu’à la fin de cette révolution sanglante. C’est ainsi que le 12 mai 1794, Philibert Marragon, un négociant français installé à Petite Rivière à Maurice depuis plusieurs années, débarque à Rodrigues à bord de « La Thérèse » en compagnie de sa femme et de sa belle-mère pour y assumer les responsabilités d’administrateur sous l’appellation d’Agent Civil.

Né le 20 octobre 1749 à Auterive, dans les Haute-Garonne en France, Marragon avait épousé Marie Jeanne Elisabeth Guillou de Neuville, fille de René Frédéric Guillou de Neuville  et Suzanne Élizabeth Grondin, originaire de Bourbon, le 1er janvier 1794 à Port Louis, Ile Maurice. Les Marragon ont donné naissance à une unique fille, Jeanne Charlotte Séraphine Marragon qui a, elle, épousé un dénommé Charles Pierre François Pipon, le 22 octobre 1827 à Maurice.

Comme Marragon avait pour ambition de s’installer définitivement à Rodrigues, il recommanda au Conseil Supérieur de mettre de l’ordre dans l’allocation des terres à Rodrigues car, selon lui, les nouveaux arrivants ne se gênaient pas pour s’approprier de larges portions de terre sans aucune autorisation. Comme cette responsabilité lui revenait, il alloua, en tout premier lieu, trois concessions de 108 arpents chacune à sa belle-mère, et enregistra deux autres concessions en son nom. Plusieurs autres Bourbonnais, fraichement débarqués dans l’île eurent aussi des terres, dont un certain Etienne Rochetaing, qui obtint trois concessions – qu’il nomma « Mon Plaisir » au centre de l’île pour la culture du café. Ou encore Michel Gorry qui s’installa sur sa concession de 108, arpents, située entre le Mont Piton et Malartic et qu’il nomme « Le Chou » pour y implanter une culture d’indigo. Quant à Marragon, il avait donné l’appellation « L’Orangerie » à ses terres situées sur toute la partie Sud de la Baie aux Huîtres menant vers Le Mont Piton et Fond Jamblon. C’est là, au flanc de la montagne surplombant l’unique passe permettant l’approche des bateaux, et au milieu de sa culture d’agrumes, qu’il choisit de construire sa maison. Le lieu est celui où l’ancien administrateur de l’île, Yves Mathurin Julienne, avait introduit des agrumes en 1761.

Les Marragon gagnaient leur vie grâce à la pêche et au commerce et Germain Le Gros qui était dans l’île depuis 1792, s’associa avec Marragon pour construire le premier bateau et retint les services de Mathurin Brehinier, un charpentier de marine, pour construire le navire « L’Espoir ».

Entre 1795 et 1806, Marragon écrivit sa « Mémoire sur de l’Isle de Rodrigue » en sus d’une cinquantaine de lettres qu’il avait adressées au « Citizen Director General of the French Establishments East of the Cape of Good Hope », c’est-à-dire le Général Anne Joseph Hyppolite de Maurès de Malartic, alors Gouverneur-général de l’île de France.

Dès sa prise de fonction, Marragon se présente comme un humaniste qui n’avait rien à voir avec l’esclavage, abandonnant la dénomination « esclave » pour la remplacer par « Noir ». Ce faisant, il allait dans le même sens que les nouveaux arrivants qui entretenaient des relations cordiales avec leurs « employés ». Ces derniers travaillaient six jours par semaine, entre 7 h et 16 h, et rentraient à leurs « plantations » pour la nuit. En fait, ils avaient leurs cabanes et un jardin où poussaient du maïs, de la patate douce, du manioc et quelques plantes de canne à sucre, utilisée principalement pour croquer ou préparer de l’arack pour arroser le bal du samedi soir.

Les problèmes auxquels l’île avait à faire face ont beaucoup contribué à sceller de bonnes relations entre maitres et esclaves. Numériquement bien inférieurs au nombre d’esclaves, les maitres étaient contraints de jouer le jeu de l’approche humanitaire vis-à-vis des esclaves afin d’assurer leur sécurité, alors que les esclaves, eux, étaient obligés de jouer le jeu de la soumission et de l’obéissance, car les fréquents cyclones dévastaient leurs plantations et dans de tels cas, leurs maitres assuraient généreusement leur approvisionnement en vivres.

Concernant le marronage, ce phénomène n’a pas vraiment existé à Rodrigues, sinon des cas d’esclaves qui s’enfuyaient du travail, mais qui revenaient toujours le lendemain ou quelques jours plus tard. La seule fois où il y a eu une certaine inquiétude, c’était une rumeur qui disait que certains esclaves fomentaient un complot pour voler le bateau de Germain Le Gros en vue de s’enfuir vers Madagascar. C’était là un cas où les déracinés de la Grande Île avaient la nostalgie de leur pays d’origine et voulaient retourner y vivre. Selon la légende, il y aurait eu un cas de marronage impliquant une certaine Mademoiselle de La Victoire qui se serait jetée au fond du ravin aujourd’hui connu sous l’appellation « Cascade Victoire ». Mais en fait, ce lieu aurait eu son nom d’une certaine Madame Misson. Dite Madame de La Victoire, une habitante de Port Bourbon qui était connue pour sa passion pour la chasse aux esclaves marrons, activité dans laquelle elle aurait eu beaucoup de succès.

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En ce qui concerne les punitions aux esclaves, les plus dures enregistrées à Rodrigues sont celles infligées pour fautes professionnelles graves, dont les absences non-autorisées, les négligences, désertion du travail sans autorisation préalable, ou vol de nourriture. Ces fautes étaient punies par le fouet par petites doses. C’est d’ailleurs cette attitude « trop » humaine de Marragon qui allait lui attirer des ennuis avec l’esclavagiste Etienne Rochetaing qui, dans une correspondance adressée aux autorités coloniales en date du 26 mars 1804, devait se plaindre de la trop grande proximité de Marragon avec des esclaves, et déplorer que « Marragon aurait introduits à Rodrigues des esclaves pour les engraisser au lieu de les soumettre au dur labeur comme il le devrait ».

Au fil des ans, ayant acquis le soutien des esclaves, Marragon a fini par nourrir des ambitions d’être l’Empereur de Rodrigues. Il se mit donc à dos avec les autres « colons » de l’île qui, un à un, quittèrent l’île en y laissant leurs « esclaves » – alors au nombre de 66 – aux soins de Marragon. Or, le 4 août 1809, les Anglais prirent possession de Rodrigues en vue de préparer la prise de Maurice qui allait se concrétiser le 3 décembre 1810. La présence des Anglais ne dérangea aucunement la situation à Rodrigues où les « esclaves » continuèrent à jouir des mêmes conditions de vie. 

Qui plus est, avec la proclamation du Traité de Paris à Maurice le 15 octobre 1814 – Traité officialisé à Paris le 30 mai 1814 -, Maurice et Rodrigues deviennent propriétés anglaises et le transfert d’esclaves entre colonies est désormais interdite. Déjà à un âge avancé, Marragon abandonne donc ses grandes ambitions. Alors que le gouverneur Sir Robert Farquhar décide de ne plus s’occuper de Rodrigues.

Philibert Marragon mourut à Rodrigues le 26 mars 1826 et sa femme, la même année, en octobre. Les deux sont enterrés, l’un à côté de l’autre, sur leur propriété à L’Union. Leurs propriétés constituèrent un important héritage pour leur fille Charlotte Séraphine. Cependant, celle-ci décida de laisser ses terres aux esclaves car, alors qu’elle faisait ses études au Collège Lorette de Port Louis, elle y avait rencontré un certain Charles Pierre François Pipon qu’elle avait décidé d’épouser. De ce fait, les esclaves de Rodrigues furent les seuls dans le monde colonial à être propriétaires terriens. C’est ce qui explique que Rodrigues soit l’unique société post-esclavagiste où les Noirs occupent les hauteurs, alors que les « gens de couleurs » – ne soyez pas choqués, car contrairement à ce que l’on a l’habitude d’entendre, c’est ainsi que l’on appelle encore les gens au teint clair à Rodrigues – sont installés sur le littoral.

Jusqu’à ce jour, le lieu adjacent à la propriété des Marragon, Mont Charlot, doit son toponyme à Charlotte Séraphine, tout comme « Jardin Mamzelle », le village en contrebas.

Selon les croyances populaires, les Marragon furent enterrés avec leur « trésor » et durant plusieurs décennies, des Rodriguais ont pillé leurs tombes à la recherche de ce fameux trésor qui n’a jamais été trouvé. Au fil des années, donc, la tombe n’était plus qu’un amas de pierres, et c’est dans les années 1960 que l’Agricultural Superintendent de Rodrigues, l’agronome anglais Philip Hotchin, décida de refaire les tombes mais, hélas, on fusionna les deux en une seule et unique tombe en blocs de corail.

En vue de sauvegarder la mémoire de l’esclavage dans l’île, tout le site englobant le lieu de résidence et le tombeau des Marragon est réhabilité, alors que le cimetière des esclaves qui s’y trouvait jadis, restauré. Le site, très visité par les touristes et étudiants, fait désormais partie du patrimoine protégé depuis février 2006. Avec l’inscription du séga tambour de Rodrigues sur la liste du Patrimoine Immatériel de l’Humanité par l’UNESCO, le 7 décembre 2017, un Monument du Séga Tambour y a aussi été érigé.

Le 28 août 1833, le Parlement britannique adopte l’«Abolition of Slavery Act”, interdisant toute activité ayant trait à la traite négrière dans toutes ses colonies, et fixant la date du 1er février 1835 pour l’abolition définitive de la traite. Il est aussi convenu que pour des raisons économiques, les esclaves restent au service de leurs maitres respectifs pour une durée de quatre ans sous des conditions bien définies et avec un salaire. Des patrouilles de la marine anglaise sillonnent l’Océan Indien en vue d’arraisonner les bateaux négriers aves et toute cargaison d’esclaves est saisie et transférée à Rodrigues et aux Seychelles. C’est ainsi que des membres d’une même famille se retrouvent, pour une partie aux Seychelles, et les autres à Rodrigues, expliquant du coup cette fraternité qui existe toujours entre ces deux peuples.

Pour s’assurer que la loi sur l’abolition de l’esclavage soit respectée, des gouverneurs et « Special Magistrates » sont nommés pour chaque district de Maurice, et c’est le « Special Magistrate » C. Anderson qui a la charge du district de Port Louis et de Rodrigues. Il a visité l’île à la fin de l’année 1838 pour faire un constat de la situation dans l’île et informer l’administrateur et la population que La Couronne d’Angleterre avait décrété par « Order in Council », que « All persons who, on the 1st day of February 1839, shall be holden within the colony of Mauritius as praedial apprenticed labourers, shall, upon and from and after a day to be named in any proclamation for that purpose to be issued by the Governor or officer administering the government of Mauritius, become and be, to all intents and purposes whatsoever, absolutely freed and discharged of and from the then remaining term of their apprenticeship . . .”  Ses rapports, rapports qui peuvent être consultés aux Archives de Maurice, dans différents dossiers de l’UNESCO et dans les archives britanniques, soulignent qu’il n’y a aucune anomalie concernant les « esclaves » de Rodrigues.

Or, le décret officialisant l’émancipation définitive des « apprentis » ayant été publié fin novembre, il était impossible de faire parvenir une copie aux autorités rodriguaises, la liaison maritime n’étant assuré que sur la base d’un voyage tous les six mois. Ce n’est que par le bateau arrivant dans l’île le 4 juin 1939 que le document de la proclamation fut dépêché à Rodrigues par les bons soins d’un certain Honoré Eudes, propriétaire terrine de l’Est de l’île.

Or, alors que Maurice célébrait la fin définitive de l’esclavage, les Rodriguais, eux, ont choqué le monde manifesté contre cette décision. La raison est que l’île n’avait jamais connu toute la cruauté qui caractérisait l’esclavage dans les autres pays, mais surtout parce qu’avec la fin du système, ils ne pouvaient plus compter sur leurs anciens « maitres » pour les soutenir en cas de catastrophes naturelles tels les cyclones, pour leur approvisionnement en denrées alimentaires. 

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